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Affronter l’étrange à Craiova

Graffiti turn and face

Dimanche 24 avril 2016. Un vent venu d’Europe souffle sur la ville de Craiova, en Roumanie. Dans les rues, dans les restaurants et dans le hall immense du Théâtre National Marin Sorescu, on entend les rumeurs d’une joyeuse compilation de langues étrangères. Des accents curieux et des sons imprononçables : ici, de l’anglais, là du hongrois, de l’allemand, de l’espagnol, du français, à moins qu’il ne s’agisse d’une langue nouvelle, bricolage de mots venus de mille pays ?

Au Théâtre National Marin Sorescu, le Festival International Shakespeare vient de s’achever sur deux spectacles de Romeo Castellucci et Thomas Ostermeier, au tour maintenant des « Prix Europe pour le Théâtre » de prolonger les festivités. Ainsi s’ouvre un programme de spectacles, conférences et rencontres internationales, qui s’achèvera trois jours plus tard sur une cérémonie de remise des prix. Lancée en 1986, sous la forme d’un projet pilote initié par la Commission européenne pour récompenser les artistes dont le travail est jugé « déterminant pour la compréhension et la connaissance entre les peuples », l’institution des « Prix Europe pour le Théâtre » distingue cette année Mats Ek (Suède), Viktor Bodó (Hongrie), Andreas Kriegenburg (Allemagne), Juan Mayorga (Espagne), le Théâtre National d’Écosse (Écosse/Royaume Uni) et Joël Pommerat (France).

Partenaire historique du PET, l’Union des Théâtres de l’Europe est bien-sûr de la partie. En ce 24 avril 2016, elle organise une discussion publique au titre emprunté d’une chanson de David Bowie, « Turn and Face the Strange » (Retourne toi et affronte l’étrange). L’étrange, c’est ce monde – multiple, fuyant, inconstant – que le théâtre cherche à saisir. Car c’est dans cette « relation fondamentale au présent » que le théâtre justifie une part de responsabilité sur le cours des événements qui frappent et bouleversent nos sociétés. Réunis pour explorer ces problématiques autour du journaliste italien Sergio Lo Gatto, ce sont 12 artistes et administrateurs de théâtre venus d’Allemagne, d’Autriche, de Bulgarie, de Grèce, d’Italie, d’Islande, du Portugal et de République tchèque, qui livrent leurs visions et expériences d’un théâtre nécessaire, parce que résolument inscrit dans le présent.

Aux questions posées par Sergio Lo Gatto, les réponses diffèrent. Certains décrivent le théâtre comme une fuite vers un ailleurs suspendu dans le temps, un moment de respiration salutaire dans la folle chronologie de notre existence. Les autres voient dans le théâtre l’expression vivante d’un ici et maintenant, une réponse impérieuse à l’urgence de dire le monde et d’agir sur lui. Pourtant, si on oppose bien volontiers ce théâtre de la fiction qui libère par sa capacité à nous extraire de la réalité quotidienne et cet autre théâtre qui entend agir sur le monde en nous y confrontant, rudement parfois – force est de constater, à travers les interventions des artistes présents, qu’il n’y a ni un ni deux théâtres, mais des milliers : des théâtres qui se rencontrent, qui parfois s’affrontent, mais dont aucun ne saurait épuiser l’infinité des ressources que les artistes convoquent pour nous rendre plus grands, plus forts, plus libres et plus vivants.

Cet article entend livrer quelques uns des témoignages les plus marquants de cette discussion.

Un théâtre vigilant pour alerter

Le slovaque Viliam Dočolomanský, choréographe et directeur artistique de la compagnie « Farm in the Cave », développe un travail à partir de recherches anthropologiques. Son dernier projet « Disconnected » s’intéresse aux « Hikikomori ». Ce terme, qui signifie en japonais « déconnecté », désigne des hommes et des femmes qui, incapables de s’adapter aux diverses formes de pression d’une société marquée par une forte compétitivité, décident de vivre retirés du monde. Comme le souligne Viliam Dočolomanský, les Hikikomoris, dont le nombre ne cesse d’augmenter au Japon, sont « le prix que nos sociétés doivent payer pour vivre comme elles le font ». En abordant ce sujet, l’artiste veut ainsi sensibiliser les consciences à la réalité d’un phénomène méconnu en Europe. Il veut être le « canari dans la mine », celui qui – anticipant les dangers qui guettent ses contemporains – sonne le signal d’alarme. En outre, pointant du doigt l’incapacité du théâtre à s’adresser à un large public, Viliam Dočolomanský explique que s’il veut véritablement peser sur le cours des choses, « le théâtre doit se confronter aux vrais problèmes ». Cette capacité à attirer des spectateurs est la condition sine qua non pour que le théâtre, en véritable lanceur d’alerte, puisse assumer pleinement sa fonction de générateur de changement.

Un théâtre vivant pour « changer la vie »

Pour Pippo Delbono en revanche, le problème n’est pas dans le contenu, mais dans la forme. Ce qu’il veut faire à travers ses spectacles, c’est réinjecter de la vie dans un théâtre moribond. Citant Bergman selon lequel « le théâtre est une rencontre avec des êtres humains » et rappelant son affiliation au théâtre pauvre de Grotowski, Pippo Delbono attend du théâtre qu’il « change la vie et le regard sur les choses ». Ce à quoi le théâtre de fiction ne peut parvenir, car « les comédiens d’aujourd’hui sont des fantômes » . Les acteurs de Pippo Delbono sont des « vrais gens » : handicapés, clochards ou réfugiés, ces hommes et ces femmes qui évoluent souvent en marge de la société retrouvent sur scène une dignité qui leur est refusée ailleurs. Cette dignité, c’est la technique, explique le metteur en scène. Par son théâtre, Pipo Delbono invente ainsi un espace où le beau, le poétique, l’extraordinaire n’est plus le monopole des artistes, un espace où les gueux s’expriment et les nantis écoutent. C’est dans cette expérience concrète d’un renversement des rapports de domination, dans la prise de conscience qu’elle peut éveiller, dans le changement de perspective qu’elle peut inspirer, que réside l’horizon d’une transformation possible de la vie par le théâtre.

Un théâtre libre pour « arrêter la vie »

Fondateur en 1988 de la Compagnia della Fortezza, Armando Punzo fait également le pari d’un théâtre dont les acteurs échappent à tout formatage, à toutes idées convenues sur l’art. En effet, c’est avec les détenus de la prison de Volterra, que le metteur en scène italien développe son travail. Dégageant d’emblée toute ambition de faire du théâtre social, Armando Punzo insiste sur le caractère artistique de son approche : « la prison, dit-il, est le modèle de la société, et les prisonniers le modèle de l’être humain ». C’est bien parce que ce lieu et ces personnes expriment quelque chose de fondamental sur notre monde contemporain, qu’il a choisi d’en faire la matière de son théâtre. Mais ce théâtre qui parle du monde puise également sa force dans sa capacité à « créer de la suspension dans la vie », à « arrêter la vie ». Au sein de la prison de Volterra, Armando Punzo créé un espace de lecture, de discussion et de jeu où nul n’est jamais obligé de venir. Cet espace hors du temps, loin du confinement de la réalité quotidienne, offre un lieu de recherche et d’expérimentation d’une liberté possible. Depuis la création du théâtre, « la prison est devenue l’une des plus ouvertes d’Italie » remarque-t-il.

Un théâtre du détournement

Tandis qu’Armando Punzo détourne l’espace carcéral de sa logique première d’enfermement, le metteur en scène, auteur et comédien islandais Gigli Gardasson, membre de la compagnie Vesturport, insiste sur la nécessité en Islande de contourner la logique commerciale des lieux institutionnels. Privilégiés pour leur supposée rentabilité, les mises en scène de textes classiques forment l’essentiel de la programmation des institutions théâtrales islandaises, de sorte qu’il est quasiment impossible pour les artistes de produire autre chose, sous peine de ne pas trouver de diffuseurs. Cette situation contraignante oblige à des stratégies de contournement, explique Gigli Gardasson. Entre les mains des artistes du Vesturport, les classiques deviennent ainsi le cheval de Troie grâce auquel la compagnie peut investir les théâtres islandais et se faire entendre d’un public plus large. Comme le soulignait plus tôt Viliam Dočolomanský, cette question de l’adresse au public représente un enjeu crucial pour le théâtre, lequel ne peut prétendre agir sur le monde s’il ne sort pas de la clandestinité. C’est pourquoi, les artistes du Vesturport tiennent à mobiliser tous les moyens dont ils disposent pour diffuser leurs travaux, notamment les médias de masse comme la télévision ou le cinéma.

Un théâtre de la résistance

À cette approche périlleuse d’un théâtre qui lutte pour exister dans un monde gouverné par la loi du profit, le dramaturge bulgare Stefan Ivanov, auteur associé au Théâtre Sfumato, répond par sa défense d’un théâtre de la résistance. Évoquant les réflexions de Gilles Deleuze sur les affinités entre art et acte de résistance, Stefan Ivanov décrit le théâtre comme une puissance assiégée, en lutte contre les forces qui menacent notre imaginaire, notre empathie, notre courage. Ce pouvoir de résistance, le théâtre peut et doit l’exercer, toujours vigilant face aux dangers qui le guettent : d’un côté l’institutionnalisation qui neutralise toute tentative de subversion, de l’autre l’absorption du théâtre par le marché qui fait de lui ni plus ni moins qu’un produit commercial esclave des modes et des gouts.

Un théâtre de la distance et de l’émotion

Pour l’italien Roberto Scarpetti, auteur associé au Teatro di Roma, ces pièges ne peuvent être déjoués sans une certaine distance de l’auteur par rapport au réel. Si son théâtre s’intéresse évidemment aux problématiques de notre temps, l’expérience qu’il propose est celle d’une rencontre avec l’étrange, c’est-à-dire avec ce qui étonne, dérange, questionne. Soulignant une différence fondamentale de nature entre l’expérience théâtrale et l’expérience télévisuelle, il décrit la puissance singulière du théâtre comme le résultat d’un double mouvement paradoxal : d’une part celui d’une mise à distance nécessaire du réel, d’autre part celui de la recherche d’un lien d’intimité avec le spectateur que le théâtre entend ébranler dans son âme. « J’essaie de prendre de la distance avec la réel. Mais pour comprendre une réalité dont nous sommes éloignés, il faut de l’émotion ».

Un théâtre du cri

Mais que se passe-t-il lorsque le réel – trop imposant, trop douloureux – se révèle impossible à mettre à distance ? Que dit cette dramaturgie de l’émotion qui transmute le mot en cri ? C’est la question que soulève l’auteure grecque Angeliki Darlasi. Évoquant la crise que la Grèce traverse depuis plusieurs années, l’auteure raconte la difficulté à mettre en mots l’expérience, ici et maintenant, d’une souffrance intolérable. « Lorsque j’essaie d’écrire sur cette situation, c’est un cri qui me vient, je suis submergée par l’émotion ». Si beaucoup d’artistes grecques préfèrent éviter un sujet dont ils ne peuvent parler que sur le mode de l’émotion, Angeliki Darlasi fait le pari d’un théâtre du cri. « Peut-être que quelque chose d’intéressant en sortira » dit-elle. Ce « quelque chose », c’est l’espoir d’un théâtre vivant, qui continue de dire le monde, encore, toujours et malgré tout.

Le chien de chasse

Comme le rappelle très justement Francisca Carneiro Fernandes, présidente du Conseil d’administration du Théâtre National São João à Porto, il n’y a pas une seule et même façon de faire théâtre. Quand le théâtre, par son pouvoir d’abstraction, « nous arrache à la peur et à la culpabilité de notre quotidien », il agit aussi sur le monde d’une façon qui nous est absolument nécessaire pour continuer à vivre. Or c’est justement parce qu’il est multiple, changeant et contradictoire que le théâtre peut prétendre s’insinuer dans le mouvement perpétuel de l’histoire. Le devoir des artistes, résume Michal Dočekal, directeur artistique du Théâtre National à Prague et président de l’Union des Théâtres de l’Europe, c’est de veiller à ce que le théâtre ne devienne pas « ce chien de chasse qui toujours court après le changement mais jamais ne l’attrape ».

Un impératif auquel Sergio Lo Gatto fait écho en concluant la discussion sur ces mots de Jacques Copeau lors de l’ouverture du Théâtre du Vieux-Colombier en 1913 : « Nous pensons qu’il ne suffit même pas, aujourd’hui, de créer des œuvres fortes : en quel lieu trouveraient-elles accueil, rencontreraient-elles à la fois leur public et leurs interprètes, avec une atmosphère favorable à leur épanouissement ? C’est ainsi que, fatalement, comme une « postulation perpétuelle », s’imposait à nous ce grand problème : élever sur des fondations absolument intactes un théâtre nouveau ; qu’il soit le point de ralliement de tous ceux, auteurs, acteurs, spectateurs, que tourmente le besoin de restituer sa beauté au spectacle scénique. Un jour verra peut-être ce prodige réalisé. Alors l’avenir s’ouvrira devant nous. »

 

TURN AND FACE THE STRANGE
Une discussion modérée par Sergio Lo Gatto (Italie)
Avec les membres de l’UTE Francisca Carneiro-Fernandes (TNSJ Porto, Portugal), Michal Dočekal (Théâtre National Prague, République tchèque), Jan Hein (Schauspiel Stuttgart, Allemagne) et Veronika Maurer (Volkstheater Wien, Autriche) 
Les jeunes auteurs du projet UTE « Harbour40 » Angeliki Darlasi (Grèce), Stefan Ivanov (Bulgarie) et Roberto Scarpetti (Italie), 
Et les artistes Pippo Delbono (Italie), Armando Punzo (Italie), Gíssli Örn Garđasson (Islande) et Viliam Dočolomanský (République tchèque)


Published on 11 May 2016 (Article originally written in French)