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Échanges autour de Concorde Florale

© Vince Vdh
© Vince Vdh

La reprise de la pièce a eu lieu les 28 et 29 mai derniers. Quelques déclarations m’ont frappée, je vais les évoquer rapidement. Une classe de lycéens de Gustave Eiffel étaient là avant la représentation du mercredi matin, nous avons échangé au bar de la Comédie, en compagnie de Rénilde Gerardin et de trois de leurs enseignantes.

J’ai demandé aux jeunes si certaines séries influençaient leurs jugements concernant les risques des réseaux sociaux. J’évoque une série, « Black Mirror », dont j’ai déjà entendu parler en passant dans les classes. Un élève, qui connaît bien la série (comme visiblement, beaucoup d’autres de ses camarades) évoque un chantage infâme suite à la diffusion de photographies intimes. Le jeune qui évoque cette série pense que « cela arrive en vrai, tout le monde voit tout… » et une jeune fille renchérit : « par exemple, on envoie ses photos de vacances et aussitôt, les cambrioleurs se préparent à passer chez vous ».

Je pense au livre de Jacqueline Ryan-Vickery (Ryan Vickery, J. (2017). Worried about the wrong things: Youth, risk, and opportunity in the digital world. MIT Press.) qui évoque le climat de « panique morale » qui prévaut, notamment à l’idée que les enfants ou les familles deviennent la proie de prédateurs guettant en ligne. Elle dit que les séries américaines les plus populaires présentent des séries catastrophes qui exagèrent les dangers et incitent les adultes à dresser des barrières entre les jeunes et l’usage des outils numériques, en particulier pour les jeunes d’origine modeste, c’est une manière de renoncer à leur offrir l’éducation aux usages et aux outils auxquels ils n’ont pas naturellement accès.

 

Un jeune garçon reprend sur le thème des rumeurs et des photographies diffusées en ligne, quand je leur demande leur réaction quand ils voient passer un contenu choquant ou qu’ils désapprouvent. « Un mec, par exemple, qui se fait frapper, et c’est filmé … » dit quelqu’un, il reprend : « Si la vidéo montre le mec que je connais en train de se faire frapper, je partage. » Une des enseignantes : « Tu partages en disant quoi ? » Le jeune répond : « Je partage juste… » l’enseignante : « mais avec qui tu partages ? » le jeune : « Avec mes potes, mon réseau, d’abord je partage et ensuite on entame la conversation, on s’explique. »

Je suis étonnée par ce laconisme, comme si, dans la réaction, ce qui compte, c’est le scoop, ou l’énigme, c’est le fait de ne pas prendre parti sur une information partagée, d’attendre de connaître la réaction des autres, comme si la réaction spontanée des autres, sans influence, du début, garantissait que le dialogue se poursuive ensuite par des informations circonstanciée, une forme de suspension du jugement, ou simplement le refus de poser des mots qui ne conviendraient pas forcément ?

 

Alberto Casilli décrit la condition des travailleurs du numérique qui transmettent l’actualité, plaçant les légendes des photographies dans les contenus en ligne, en série.

 

Je reviens sur l’anecdote amusante d’une jeune comédienne de Concorde Florale qui trouvait que sa mère avait du culot de ne pas lui demander avant de poster des photos d’elle sur Facebook, pour les partager avec ses copines alors que « tout le monde peut les voir ». Suivent des commentaires sur le type de photographies qui peuvent poser problème. On en arrive à cette notion pleine d’implicite : « les photos gênantes ». Il faut un accord réciproque, disent plusieurs jeunes, sans quoi « tout le monde se moque » et une jeune fille ajoute : « Et puis ça ne s’arrêtera jamais, demain, si tu supprimes, en fait ce sera toujours là et ton patron pourra aller voir. »

Pour les jeunes, les codes esthétiques et les codes moraux (ce qui se fait et ce qui ne se fait pas) sont encore plus clairs et exigeants que pour les adultes, car ils semblent craindre de compromettre le présent mais aussi l’avenir. Est-ce le résultat des craintes parentales, des mises en garde des enseignants ou ce changement de culture dont parler Sherry Turkle (Turkle, S. (2016). Reclaiming conversation: The power of talk in a digital age. Penguin Books, London.) quand elle exalte les valeurs de la conversation, qui donne une chance de s’expliquer, de nuancer et que les jeunes semblent vouloir éviter avec leurs cortèges de textos.

 

Une jeune fille soupire, quand j’évoque leur génération, celle des « digital natives » : « Et encore, ce n’est pas nous les pires, nous, le portable, on l’a eu à 11 ans, maintenant, tu as des petits de six ans avec des IPhone 6, ils le font « juste pour l’effet de mode », pas pour s’en servir. » Cette jeune fille semble une mère inquiète pour ses enfants, effarée devant les dangers auxquels est exposée l’innocence de la jeunesse. Son voisin rétorque : « Enfin, oui, ils sont plus jeunes que nous, mais c’est quand même encore la même génération que nous, en somme c’est pareil. »  Cela fait écho aux réflexion de Michel Serres (Serres, M. (2015). Petite poucette. Editions Le pommier, Paris) sur « Poucette » et cette génération des plus jeunes dont les façons d’apprendre nous échappent (à la fois nous fascinent, nous inquiètent et nous attendrissent), comme s’ils n’habitaient pas le même monde que nous.

Avant d’aller voir la pièce, Rénilde leur demande ce qu’ils s’attendent à découvrir, en allant voir la pièce. Il y a d’abord un long silence songeur de la part de la classe, puis un jeune répond, très sérieusement : « On va voir des choses qu’on n’ose pas s’avouer. »

Qu’est-ce qui est de l’ordre de l’inavouable et qui est commun au numérique et au théâtre, je me demande alors à ce moment ?

 

 

Lors du bord plateau, chacun explique un peu sa vocation, les jeunes comédiens parlent surtout de leurs expériences, et Alexandra, qui a composé la musique, l’exécute sur scène et joue aussi, confie : « Moi je suis de la génération MTV, c’est comme ça que j’ai commencé à jouer de la guitare. »

Est-ce que plus tard ces jeunes diront cela d’un site en ligne qu’ils connaissent ?

Ferdinand répond, au sujet des rôles et des jeunes : « C’est moi qui ai distribué les rôles, parce que ça, c’est mon rôle à moi. » quel est le rôle du rôle, je me demande, sur Internet, quand il n’y a pas de metteur en scène ?

 

A un moment, un spectateur demande ce que ça fait d’interpréter des personnages « méchants », ce à quoi Martin répond : « en fait, tu nous demandes si on n’est pas des connards ? et ben non, on n’est pas des connards, à part un ou deux auxquels je pense… »

Un peu plus tard, un monsieur pose la question autrement : « Je ne suis pas de la génération des réseaux sociaux, mais il me semble que cela favorise le harcèlement. » Cela renvoie à la question du « shaming » (la honte) qui fait débat au sujet d’internet. Est-ce une façon d’exercer une forme de pression sur les comportements en plus des cadres officiels des institutions politiques et juridiques comme le suggère Antonio Casilli (Casilli, A. A. (2010). Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité?: Vers une nouvelle sociabilité?. Le Seuil.) et Claudine Haroche (Aubert, N., & Haroche, C. (2011). Les tyrannies de la visibilité. Editions Erès, Paris. Haroche, C. (2008). L’avenir du sensible: Les sens et les sentiments en question. Presses universitaires de France.) ou une façon pour l’intelligence des foules de lutter contre le système et défendre des idées nouvelles, par exemple en faveur de l’environnement, comme on y assiste aujourd’hui avec une énorme mobilisation des jeunes à l’échelle internationale (Jacquet, J. (2014). Is shame necessary?. Penguin Books, London) ? Dans le ton et dans la façon dont ces enjeux sont abordés, l’on perçoit très bien un fort engagement moral de la part des jeunes, et une très grande attention à ces enjeux dans la mesure où, en posant la question du « est-il bon, est-il méchant », se pose déjà pour ces jeunes la question de la stature morale de la personne qu’ils incarnent aux yeux des autres. Cette présentation de soi (Goffman, E. (1978). The presentation of self in everyday life (p. 56). London: Harmondsworth.) pourrait bien inclure une nouvelle facette, celle de l’image de soi donnée à voir en ligne (Bullingham, L., & Vasconcelos, A. C. (2013). ‘The presentation of self in the online world’: Goffman and the study of online identities. Journal of information science39(1), 101-112.)  mais en l’occurrence, quand Martin répond, il pose autrement la même question puisqu’il cherche à répondre à une question qui porte sur la confusion possible entre son personnage sur scène (et ceux des autres comédiens) et sa personnalité tel qu’il se présente à l’occasion du débat de ce « bord plateau ». Cette diffraction des espaces de présentation de soi est l’un des enjeux les plus intéressants à questionner actuellement, dans la mesure où, contrairement aux générations précédentes qui ont plutôt construit par ajouts successifs, les jeunes à qui nous avons parlé sculptent dans un matériau déjà existant, et d’une certaine façon, étale, de nouvelles formes de coexistence et de coprésence à soi.

 

 

Published 13 June 2019