-> read in english

Identité, sexualité, langage et pouvoir

Tentation nationaliste, retour d’un ordre moral réactionnaire, crise des réfugiés, effritement des liens de solidarité… les thèmes abordés par le Festival Reims Scènes d’Europe témoignent de la noirceur de l’époque, mais portent également la voix de celles et ceux qui défendent un autre regard sur l’Europe, une autre Europe possible. Sur fond d’état d’urgence et de Brexit, le festival rémois le plus européen de France fait, encore une fois cette année, le pari de l’ouverture, de la fête et du débat d’idées. Une véritable bouffée d’air.

Gorky-Theater “SMALL TOWN BOY”, a project by Falk Richter © Thomas Aurin

Depuis 2009, la ville de Reims – mieux connue en France pour son champagne que pour son esprit européen – devient, 10 jours durant, le point de convergence d’une foule de gens venus de toute l’Europe. Artistes, professionnels du théâtre, spectateurs, on ne compte plus le nombre de nationalités représentées, même les Parisiens se ruent désormais à Reims pour assister à ce tohu-bohu de cultures, de langues et d’idées !

Pour cette huitième édition du festival, les artistes invités viennent d’Allemagne, d’Autriche, de Belgique, du Danemark, de France, de Grande Bretagne, du Cameroun, du Congo, de Grèce, d’Islande, d’Iran des Pays-Bas, de Serbie, de Suède, de Suisse et de Syrie. Parmi eux : Sanja Mitrović, Louis Vanhaverbeke, Antoine Defoort, Argyro Chioti, Myriam Marzouki, Massimo Furlan, mais aussi de grandes figures européennes tels que Peter Brook, Falk Richter, Fabrice Murgia… Une programmation portée conjointement par sept structures culturelles rémoises, dont la Comédie de Reims, membre de l’Union des Théâtre de l’Europe.

Et cette année, plus encore que les années précédentes, la diversité fait figure de programme : « conçue dans l’esprit du Théâtre Maxim-Gorki de Berlin », la programmation du festival entend « présenter des œuvres qui interrogent notre identité́ européenne en prêtant attention à sa diversité́ (des origines, des religions, des préférences sexuelles ou encore à travers le multiculturalisme) ».

A des années lumière de toute espèce de chauvinisme, le festival rend ainsi hommage au travail réalisé par Shermin Langhoff à la tête du célèbre Théâtre Maxim-Gorki. Figure de proue du « théâtre post-migratoire » (terme aujourd’hui galvaudé tant il a été utilisé à tord et à travers), cette dernière décrit le projet de son théâtre comme une tentative de « penser la ville dans son ensemble, avec tous ceux qui y sont arrivés ces dernières décennies, qu’ils soient refugiés, exilés, immigrés, ou tout simplement qu’ils aient grandi à Berlin ». Les acteurs de la troupe du théâtre sont à l’image du grand melting-pot culturel de la capitale allemande : ils viennent de Turquie, de Palestine, de Syrie, du Liban, de Serbie… Leurs parcours épousent l’histoire, souvent violente, des flux migratoires qui continuent de façonner l’Europe d’aujourd’hui. Ils constituent la matière même des spectacles du Théâtre Maxim-Gorki, lesquels déroulent des récits venus d’ailleurs, comme autant de points d’ancrage pour raconter autrement notre histoire commune.

Emblématique, le spectacle Small Town Boy de Falk Richter, produit par le Théâtre Maxim-Gorki, est l’événement du Festival Reims Scènes d’Europe. Le titre du spectacle est tiré d’une chanson des Bronski Beat qui raconte « la rupture d’un jeune garçon avec un monde étriqué, oppressant, dans lequel il ne se reconnaît pas ». A sa manière, impitoyable, désenchantée, cruellement drôle aussi, Falk Richter questionne les promesses de liberté qu’incarne la grande ville : la possibilité de s’inventer en dehors des normes traditionnelles, d’aimer différemment, d’inverser les rapports de domination, de vivre son identité sans peur et sans honte. Dans un déferlement stroboscopique de scènes aux élans pop et engagés, le spectacle dégage une énergie, une rage et une mélancolie poignante.

L’identité, la sexualité, le langage et le pouvoir, sont également au cœur des questionnements de I Am Not Ashamed Of My Communist Past de Sanja Mitrović et Vladimir Aleksić. Ecrit au plateau dans la tradition d’un théâtre performatif et politique, le spectacle mêle histoire personnelle et histoire collective pour une traversée du passé socialiste de l’ex-Yougoslavie, ce pays qui n’existe plus et dans lequel Sanja Mitrović et Vladimir Aleksić ont grandi. Des souvenirs d’enfance et des images tirées de l’âge d’or du cinéma yougoslave racontent la fin de l’utopie socialiste et la dislocation d’une nation unie dans sa diversité ethnique, religieuse et culturelle. Guerre, montée du nationalisme, flambée du chômage, méfaits du néo-libéralisme, les thèmes abordés sont autant de rappels à la crise que traverse l’Europe d’aujourd’hui. C’est dans ce contexte de ruine des idéaux que résonnent les questionnements identitaires de ces deux jeunes gens divisés entre deux compromis possibles : le pis-aller de l’intégration européenne et la chimère d’un retour au pays des origines.

Egalement en prise directe avec l’actualité, Les Suppliantes d’Elfriede Jelinek est présenté sous la forme d’une lecture mise en espace par Ludovic Lagarde et Ferdinand Barbet. Dans ce texte écrit en 2013, Elfriede Jelinek fait directement écho au drame des migrants naufragés à Lampedusa et à la violente répression qui a conduit à l’interruption d’une grève de la faim entamée par une soixantaine de réfugiés dans une église viennoise. Dans une langue-fleuve émaillée de récits mythologiques, de citations philosophiques et de discours administratifs et politiques, une voix s’élève – âpre, brutale – celle de l’Etranger. Suppliante, menaçante, fulminante, cette voix prend à partie le spectateur, le renvoie à sa propre responsabilité et dénonce l’indifférence de la société et le mépris des politiques d’asile menées par nos pays. Un texte glaçant, d’une effrayante nécessité.

Si la violence de notre siècle infiltre et colore un certain nombre des spectacles présentés dans le cadre du festival, elle n’est pas une constante de la création contemporaine. Sans perdre en pertinence, d’autres artistes préfèrent l’humour et la poésie pour exprimer notre époque, y compris dans ses aspects les plus conflictuels.

C’est le cas de Multiverse du jeune artiste belge Louis Vanhaverbeke. Performance hybride, Multiverse convoque les fantômes de notre imaginaire collectif et embarque le spectateur dans le tourbillon cosmogonique d’une histoire de l’Humanité fragmentaire, subjective et résolument pop. D’Elton John à Johann Strauss, en passant par des citations de la Genèse et un clin d’œil à Alerte à Malibu, Louis Vanhaverbeke compose un univers patchwork bricolé de textes fondateurs, de tubes musicaux et d’objets mythiques. Tour à tour poète, slammer, danseur, équilibriste, musicien et DJ, l’artiste fait de l’hybridation et de l’assemblage son mode privilégié d’expression : les musiques s’accouplent, les périodes s’entrechoquent, les objets s’agglomèrent, s’encastrent, se motorisent et forment sous nos yeux d’étranges constructions semblables aux chimères des temps antiques. Un spectacle d’une envoutante poésie, où la simplicité de l’expression porte une pensée riche et complexe.

Autre objet singulier du festival, Un Faible degré d’originalité d’Antoine Defoort propose une traversée de l’histoire des droits d’auteur, de la Renaissance à l’ère 2.0. A priori, rien de très excitant et pourtant… Entre reconstitution historique, matérialisation de concept, preuve par l’absurde, blagues potaches, contenus savants, références populaires, suspense et coups de théâtre, la conférence tourne vite au spectacle et nous plonge dans les mailles d’un récit tout aussi captivant qu’instructif.

Alors que le festival continu de battre son plein, j’interromps sans le clore ce petit inventaire des spectacles les plus remarquables auquel j’ai eu la chance d’assister lors de mon passage à Reims. Mais une dernière image me traverse l’esprit et il me semble que c’est sur elle que je souhaite conclure ce papier : celle d’un groupe de jeunes gens venus des quatre coins d’Europe pour prendre part au festival. Invités chaque année dans le cadre de Reims Scènes d’Europe, ils sont membres d’un réseau de jeunes spectateurs européens, les « Young Performing Art Lovers », financé par la Comédie de Reims et l’Union des Théâtres de l’Europe, dans le cadre du programme Europe Créative de l’Union Européenne. Ils sont 70 cette année, ils assistent aux spectacles, produisent des textes, organisent des rencontres, des discussions, des ateliers. Dans le hall d’entrée de la Comédie de Reims, dans le bar, dans les gradins, on perçoit les rumeurs d’un joyeux « globish » aux accents contrastés. Ca rit franchement au cours de la représentation de Multiverse, on applaudit à tout rompre les bouffonneries savantes d’Antoine Defoort, les acteurs de Small Town Boy sont rappelés six fois sur scène… L’ensemble du festival est imprégné de leur jeunesse, de leur énergie, de leurs langues. L’enthousiasme est communicatif et voilà qu’à Reims, on se surprend soi-même à de nouveau rêver d’Europe !

 

Published on 14 February 2017 (Article originally written in French)